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La longue marche d’une fille gentille ou des conditions de production d’un travail collectif dans un laboratoire de recherche

A propos de Ferveurs contemporaines

lundi 1er avril 2019, par Eliane Daphy

- Anecdotes et analyses réflexives sur le contexte de production de l’ouvrage Ferveurs contemporaines et de la bibliographie de Jacques Gutwirth

La réalisation de la bibliographie de Jacques Gutwirth, publiée dans Ferveurs contemporaines, a été supervisée par Yves Delaporte, auquel je tiens à manifester ma reconnaissance. Je précise que je n’en suis pas créditée comme "auteur" dans l’ouvrage… J’ignorais à l’époque que ce genre de travail (i.e. réalisation de bibliographie) pouvait être "signé" par son réalisateur, ce que je n’ai appris que tardivement. C’est pourquoi j’ai "signé" la réalisation de la bibliographie de Colette Pétonnet dans son livret d’Hommage que j’ai réalisé, en 1995.

En juillet 2002, lors de mon audition pour le concours d’entrée au Cnrs comme ingénieure 2e classe documentaliste, la présidente du jury, regardant l’ouvrage en question que j’avais apporté dans l’espoir de convaincre les membres de mon jury de la qualité de mon travail comme "secrétaire de rédaction" de l’ouvrage [1], me posa cette question : « Vous n’êtes pas créditée pour cet article ? Je ne vois pas non plus votre intervention comme "secrétariat de rédaction ? Pouvez-vous nous expliquez pourquoi ? ». Je répondis, très mal à l’aise, que l’article n’était pas signé parce que j’ignorais que j’aurais pu le faire et que personne ne m’avait proposé de m’attribuer cet article, mais que, par contre, mon travail de "secrétariat de rédaction" était bien signalé, "maquette Eliane Daphy", en caractères minuscules, en bas de la deuxième page par ailleurs toute blanche… Cette réponse fit rire les membres de mon jury, ce qui me sécurisa beaucoup.

Je mesure aujourd’hui, après quelques années passées comme statutaire au Cnrs, à quel point ma naïveté et ma crédulité étaient proches de l’imbécilité caractéristique de l’inadaptation sociale. Ainsi, je pensais plausibles les propos sur l’impossibilité de rémunérer en vacations salariées le travail réalisé en raison des "contraintes budgétaires administratives", j’ignorais que ce travail aurait dû/pu être confié à l’assistante-ingénieure d’études documentaliste statutaire affectée à l’unité, je pensais qu’il était normal de mériter par un travail collectif le fait d’être "membre" d’un laboratoire, je croyais que mon labo était pauvrement doté en crédits -alors même que les crédits permettaient à mes collègues statutaires, ou tout aussi hors-statuts et parfois pas plus docteurs que moi, d’aller promouvoir leurs travaux de recherche dans des colloques à l’étranger, ou de faire des missions également à l’étranger. A la décharge de cette niaiserie, je dois dire que je n’avais aucune connaissance des règles en usage dans le milieu scientifique professionnel, n’étant pas l’héritière d’une famille d’universitaires/chercheurs Cnrs, et que je ne comprenais pas que les arguments sans cesse employés à mon égard avaient pour objectif de m’exclure de la compétition à l’intégration et à la carrière d’ethnologue, au bénéfice de collègues plus intelligent.e.s sur les mécanismes d’intégration dans le milieu.

Quels étaient ces propos ? Principalement "quel dommage que tu n’aies pas terminé ta thèse" et ses variantes "dommage que tu n’aies pas publié" (ce qui était faux, cf. ma bibliographie) ou "dommage que tes travaux ne soient pas vraiment de l’ethnologie urbaine", ce dernier étant de loin le plus destructeur car proche du message paradoxal, puisqu’il était totalement impossible de comprendre à partir des travaux réalisés par les membres du laboratoire quels étaient l’objet et la méthode de cette sous-discipline, ce qu’étaient exactement des recherches qualifiables d’anthropologie urbaine - sinon un ensemble ahurissant et incohérent de dogmes et de contradictions- et donc ce qui n’en était pas.

Pour ce qui est de la manière dont a été crédité le travail effectif que j’ai réalisé pour cet ouvrage, à savoir comme secrétaire de rédaction-maquette, il est amplement sous-estimé car en réalité, bien plus important qu’une simple intervention pour le maquettage, puisque j’ai également assuré avec Yves Delaporte la la co-révision et co-relecture des textes, et la négociation des modifications avec les auteurs ; toutes tâches qui font partie, me semble-t-il, de celles des "responsables/éditeurs scientifiques" d’un ouvrage collectif. Une manière plus exacte de justifier de mon travail aurait été de mettre dans le titre "sous la direction de Eliane Daphy, Yves Delaporte et Colette Pétonnet". Ni les "directeurs scientifiques", ni mes collègues du Laboratoire n’ont pensé à me proposer cette solution… Bien pire, en guise de remerciements, alors que l’ouvrage était encore sous presse, Colette Pétonnet accepta d’intégrer au sein du LAU une ingénieure d’études 2e classe statutaire venue d’un autre laboratoire, Tatiana Guélin [2], sans formation ethnologique, et sans compétences en informatique (contrairement à ce qu’avait prétendu Colette pour m’expliquer cette intégration qui mettait fin à mes espoirs que la directrice du LAU concrétise la promesse de faire créer pour moi un poste d’ingénieure, consignée en 1990 sur le Labintel… dont j’assurais alors bénévolement la saisie.

La nouvelle ingénieure du LAU y gagna le droit de faire les compte-rendus de Ferveurs contemporaines (deux fois le même article, dont une version courte), renforçant ainsi notamment sa liste de publications scientifiques (déjà un compte-rendu à son actif), et la publication d’un article jargonneux de psychologie sociale extrait de son mémoire de DEA, dans une numéro de revue en hommage à Jeanine Fribourg (collègue du LAU, dont le poste fut obtenu par un membre du LAU lors de son départ à la retraite), ouvrage codirigé par Jacques Gutwirth, auquel je n’avais pas été convié à participer… Puis cette ingénieure put, comme le faisait déjà l’autre ingénieure en poste au LAU, continuer de se consacrer en toute tranquillité à ses recherches personnelles et à sa thèse de doctorat (deux articles en 12 ans), recherches longuement valorisées dans les rapports d’activités scientifiques successifs de l’unité [3]… jusqu’à son départ à la retraite en 2005. Elle a soutenu sa thèse presque deux ans après sa mise à la retraite.

La recherche scientifique, en particulier dans les sciences sociales, et plus encore en ethnologie, est un milieu professionnel destructeur, dont les règles d’appartenance et d’intégration sont opaques et fort éloignées de la déontologie de la production scientifiques enseignées à l’université.

Long est le cheminement qui permet d’apprendre à connaitre les règles réelles de ce milieu professionnel, connaissances des pratiques qui permettent d’intégrer et de faire carrière ; nulles sont les chances des imbéciles qui s’obstineraient à vouloir faire coïncider les discours sur les régimes de scientificité et les pratiques réelles. Il est plus efficace pour faire carrière de savoir manier l’art du compte-rendu croisé (A écrit que l’ouvrage de B est formidable ; B écrit que l’ouvrage de A est très novateur). Il est plus efficace de s’auto-citer dans des références bibliographiques (y compris avec des références mensongères ou inexactes - les références "à paraitre" sont excellents pour cela), de savoir faire un CV et rédiger des "perspectives" de recherche, plutôt que de s’escrimer à continuer à lire, et à essayer de comprendre les évolutions d’une discipline. Et surtout, il faut être capable de faire la part des choses envers des propos soit-disant amicaux, qui n’ont pour seul objectif que d’obtenir du travail gratuit, et de savoir mesurer les soutiens avec les seules mesures objectives qui existent : l’aide à la publication (relecture), l’obtention de contrats ou de poste, et la citation de ses travaux par les collègues, en particulier par le directeur de son laboratoire, ou par les collègues qui cherchent à devenir les têtes de file de la discipline.

Depuis mon intégration comme ingénieure au Cnrs, j’ai mieux réalisé la situation paradoxale des ingénieurs dans des laboratoires de recherche, personnels entièrement dépendant du bon vouloir du directeur de laboratoire, ce qui crée des différences fort importantes. Certains ingénieur.e.s peuvent ne pas participer au travail collectif, et n’avoir comme activités que leurs recherches personnelles (y compris, pour les plus chanceux, en bénéficiant de moyens matériels importants), alors même que leurs recherches ne donnent lieu à aucune évaluation, pendant que d’autres sont obligés de bosser pour leur laboratoire, avec des horaires et un poste de travail imposés, et souvent, de lourdes tâches non valorisées.


[1Travail de secrétariat de rédaction réalisé bénévolement, contre une rémunération en mission correspondant à un taux horaire d’environ 1/4 du Smic de l’époque, étant alors doctorante en rade et "membre chercheur hors-statut" du LAU, survivant en cumulant les contrats CDD, les heures d’enseignement et les indemnités Assedic… quand j’avais la chance d’arriver à remplir les conditions d’accès aux indemnités Assedic. Très banal, des milliers de précaires vivent cette situation.

[2Fille d’une importante chercheure en sciences de la vie…

[3Que je me suis cognée de faire jusqu’en 1995